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Jusqu'à récemment, les sahraouis étaient des nomades qui voyageaient à dos de chameau.

Mon frère le colonel, mon assassin préféré

par Adriaan Bronkhorst


C'était en 1973. J'étais expert-associé à un projet des Nations Unies pour une Administration de développement au Congo-Brazzaville, en mission d’étude dans quelques autres pays africains. Je venais de terminer une visite à l'École Nationale d'Administration du Maroc à Tanger et j'étais en route pour la Mauritanie pour une visite similaire dans la capitale, Nouakchott. Nous avons fait deux escales : à Casablanca, où l'avion presque vide se remplissait de militaires et de police, et à El-Aaiún (aujourd'hui Laayoune), où ils descendaient tous, prêts à combattre le Polisario sahraoui et à sécuriser cette colonie espagnole du Sahara occidental pour le roi marocain.

 
Carte du Sahara occidental, au sud du Maroc et à l'ouest de l'Algérie et de la Mauritanie

J'ai obtenu cette information du colonel marocain qui était assis à ma droite, dans l'allée. Comme le destin le voulait, à ma gauche, à la fenêtre, était assise une vieille femme sahraouie, grande, pieds nus, dans une longue robe noire et le foulard traditionnel avec niqab.

Après avoir fini le déjeuner de couscous, l'hôtesse a ramassé les plateaux vides. Le colonel s’est alors entretenu en arabe avec notre compagnon de route à ma gauche qui n’avait pas touché à sa nourriture et s’est ensuite adressé à moi. «Monsieur, je vous en prie, pourriez-vous aider ma mère à manger? Elle ne l’a jamais fait de cette façon.» Il montra du doigt les couverts, les petits plateaux, les bols, la tasse et la nourriture, tous soigneusement emballés dans de la cellophane. «Avec plaisir» ai-je répondu. Ne comprenant pas complètement la demande, j'ai tout déballé et mis sur le plateau, comme je l'avais fait pour moi-même. Puis j’ai regardé la dame, j’ai fait un geste d’invitation et lui ai dit: «Bon appétit». Mais ma voisine ne bougeait pas et le colonel a dit: «Non monsieur, elle n’a jamais mangé avec une fourchette et un couteau, il faut la nourrir.» Il fit un geste pour porter une fourchette à sa bouche. Presque en riant, j'ai dit : `` Moi, la nourrir? '' Mais le colonel expliquait déjà à sa mère comment j'allais la servir et lui montrait comment, chaque fois que j'approcherais sa bouche avec la fourchette, elle devait lever son niqab, ouvrir sa bouche, fermer sa bouche au moment où j'avais mis la fourchette à l'intérieur, et baisser son niqab quand je retirais la fourchette de sa bouche. Je me suis rendu compte que ce n’était pas une blague, mais un service essentiel à exécuter efficacement, afin de laisser ma compagne de route avec toute sa dignité.

Alors, j'ai coupé la viande de mouton en morceaux, je l'ai mélangée avec la sauce aux haricots et le couscous, j'ai pris la fourchette et j'ai apporté une première portion à la bouche de ma voisine. Elle souleva son niqab et ouvrit la bouche, comme le colonel lui avait expliqué. Je la regardais, prêt à mettre la fourchette dans sa bouche mais je fus décontenancé. J'ai essayé de cacher mon inconfort, en vain, car le colonel avait suivi chacun de mes mouvements. « Ce n’est pas si grave; elle ne vous mordra pas. » dit-il. J'imaginais qu'il riait. La bouche grande ouverte sous le niqab était un grand trou édenté. Elle s'est refermée avec un fort claquement après que j'aie posé avec hésitation la fourchette sur son énorme langue. J'ai doucement retiré la fourchette et ma voisine a baissé son niqab. Une fois qu'elle aurait vidé sa bouche, elle le relèverait pour la prochaine bouchée. Ce rituel serait répété jusqu'à ce que toute la nourriture soit finie. À ce moment-là, nous étions presque prêts pour l'atterrissage. Les tables pliantes ont dû être fermées et le plateau de service a été enlevé. Le colonel a commencé à me remercier abondamment. « Mon frère! Ça ne vous dérange pas que je vous appelle mon frère, n'est-ce pas? » J'ai hoché la tête en approbation et il a continué: «Merci beaucoup d'avoir nourri notre mère. Sans votre aide, elle aurait faim dans le désert. Je suis tellement content.

 

Femmes sahraouies, heureuses entre amies.

Le colonel me regarda maintenant, dans l’expectative. «Je voudrais vous demander, est-ce que vous fumez?» J'ai pointé du doigt le panneau interdisant de fumer juste au-dessus de nos têtes et j'ai secoué la tête pour indiquer «non». Mais le colonel a dit: «Non, non, ce n’est pas ce que je veux dire. Pas du tabac, mais le haschish sacré de notre pays?» J’ai été surpris et j'ai regardé autour de moi. Le colonel avait parlé d'une voix assez haute, tous les sièges autour de nous étaient occupés et n'importe qui aurait pu entendre notre discussion. Mais le colonel m'a dit de ne pas m'inquiéter, que «la plupart des gens ici fument du haschish, son interdiction ne s'applique pas à l'armée. Mais toi, mon frère, est-ce que tu fumes?» Je lui souris et hocha la tête dans l’affirmative. Pendant ce temps, notre avion se préparait à atterrir. Nos ceintures de sécurité étaient bouclées et nous devions rester assis. Mais le colonel fit claquer ses doigts et ordonna à l'hôtesse qui arriva précipitamment de sortir sa mallette du porte-bagages et de la lui apporter ainsi qu'un couteau bien aiguisé. Une fois qu'il eut les deux, il ouvrit sa mallette et en prit un petit paquet de format portefeuille. Soigneusement il enleva l'emballage et me montra une splendide plaque de haschish brun foncé qu'il coupa en deux parties égales. Il remit une partie dans sa mallette et enveloppa soigneusement l'autre partie dans le papier original et me la tendit. «C’est le meilleur Ketama que je possède. Entre frères, une moitié pour vous, une moitié pour moi. J'en aurai besoin pour combattre les Sahraouis, pour ne pas oublier, même alors, qu’ils sont aussi mes frères. »

 
Hashish Ketama Gold, de la région marocaine de Ketama

J'ai pris le haschish, j’ai remercié le colonel et j'ai vu la joie dans ses yeux que nous avions pu partager ce cadeau. « Maintenant, nous sommes aussi des frères, pour toujours », dit-il solennellement. Quelques minutes plus tard, l'avion a atterri et ma voisine sahraouie et tous les militaires ont débarqué. Quand il a atteint la fin de la passerelle, le colonel se retourna, me regarda et porta sa main à hauteur de son képi pour un dernier salut. Adieu, mon frère.

Il m'a fallu des années pour apprécier pleinement ce qui s'était passé. Le colonel, homme d'une grande sensibilité, désireux de rencontrer l'autre avec respect et amour était aussi un professionnel qui louait ses services à l’industrie de combat. Même s'il n'était pas d'accord avec les objectifs de la bataille, il devrait se battre, c'était son devoir contractuel. Il n'y avait aucun moyen pour s’échappe de la responsabilité de ses actes, se battre était son propre choix. Il a pris pleinement cette responsabilité et comme il voulait être un humain parmi ses semblables, tout en justifiant de pouvoir les tuer, il fallait et il voulait aussi fraterniser sans conditions, même avec la victime qu'il allait tuer.
Il a honoré une femme sahraouie inconnue comme sa propre mère et a veillé à ce qu'elle soit prise en charge et la personne qui l'aidait à le faire est devenue comme son propre frère. Il était disposé à accueillir chaque personne qu'il rencontrait sur son chemin comme sa famille. Et surtout au combat, au lieu d’éteindre ses sentiments et de déshumaniser l'ennemi avant de le tuer ou d’être tué par lui, il l'embrassait comme un frère. En tant que soldat, le colonel devait se battre, mourir était son possible destin, tuer son devoir, mais à ce moment fatal, il ne se comporterait pas comme un lâche, mais comme un homme, un frère, qui, au moment où la fin de sa vie s’approchait ou qu’il prenait la vie de l’autre, l’honorait. Même en provoquant la mort, il voulait vivre la fraternité, savourer l’humanité et la vie.

Que le colonel m’ait donné la moitié de son hash m’a toujours intrigué. Une récompense démesurée pour un service banal, j’estimais. Mais mon intervention avait de l’importance pour le colonel, parce qu’elle confirmait ma reconnaissance de son respect pour ses semblables, le justificatif de sa propre vie. Grâce à mon aide pour la femme sahraouie, je suis devenu son frère qui l'a aidé à prendre soin de notre mère. Et pour le colonel la fraternité ne se divise pas d'après des formules savantes mais bien selon le désir du cœur d'égalité entre membres de la famille humaine.

Chanvre et paix. L’expérience avec le colonel s'inscrit dans la tradition des relations pacifiques entre guerre et chanvre. Comme celles des soldats américains au Vietnam qui, par l'usage de la marijuana, se sont progressivement transformés en pacifistes. Plus loin dans le passé débute l'histoire des Nihangs, les soldats de l’ordre armé Sikh célèbre pour ses victoires militaires. Comme combattants, ils étaient autorisés à utiliser le bang, car libres de peur ils assuraient l’ordre, la paix, et on les appelait «Serviteurs de l'Intemporel (Dieu)». Et si on affirme encore que les Hashishins du XIe siècle de la Syrie et de l'Iran, allaient assassiner parce qu'ils avaient utilisé du haschish, nous savons que le contraire est le cas, car on ne cherche pas l’unité que le haschish fournit pour la détruire, mais pour la chérir dans les ruptures que la vie nous impose. Haschish n’a pu être pour ces Assassins que le médicament qui adoucissait la blessure du meurtre, comme c'était le cas pour mon frère le colonel.
Tout comme le chanvre permet de vivre des moments déchirants mais inéluctables dans un équilibre spirituel et émotionnel qu’il génère et nous permet de nous unir avec l’adversité et l’adversaire – vainqueur ou victime - il peut, inversement, aussi nous empêcher de détruire des relations et situations précieuses quand une logique de haine et d’angoisse nous divise et exhorte à nous entretuer entre citoyens et amis. Un exemple remarquable vient du Rwanda, pays avec une longue tradition de l’usage du chanvre. Dans les jours qui précédaient le début du génocide des Tutsis -qui débute finalement le 6 avril 1994- il est annoncé à intervalles réguliers sur l'antenne de la radio des génocidaires Hutu que, "Vous écoutez Radio Milles Collines. Nos chances sont grands vu que les Tutsis sont en minorité. Ils ne représentent que 10% de la population. Les 4 et 5 avril, quelque chose est sur le point de se passer à Kigali. Quelque chose qui se poursuivra les jours suivants. Gardez un œil sur votre propre zone, aucun cafard ne doit s'échapper. Si vous en voyez un, abattez-le. Ne fumez votre joint qu’après. Hohoho !".  Le chanvre a ses raisons que la logique de guerre ne connaît pas. Ce sont les raisons du cœur qui inspiraient le colonel et m’inspirent moi aussi à chaque rencontre.